Sur l’île indonésienne de Sumatra, la mangrove est source de vie, de ressources naturelles et d’activités économiques pour les communautés locales. Menacé par la production industrielle d’huile de palme, l’aquaculture intensive et l’exportation de charbon de bois, cet écosystème forestier situé entre terre et mer tend à disparaître. Pour restaurer la mangrove du nord de Sumatra et lui permettre de réaliser à nouveau la grande variété de ses bénéfices environnementaux et socio-économiques, Reforest’Action finance deux projets régénératifs qui auront contribué à reconstituer, depuis 2017 et d’ici 2024, près de 900 hectares de mangrove. Découvrez le reportage de notre mission sur le terrain, à la rencontre de nos porteurs de projets et des populations qui y contribuent au quotidien.
La mangrove, un écosystème vital pour la biodiversité et les populations
Un écosystème forestier unique entre terre et mer
Véritable forêt amphibie, la mangrove est une formation végétale qui recouvre 75% des côtes, des deltas et des estuaires des régions intertropicales. Cet écosystème forestier croît au sein de l’estran, la partie du littoral qui est immergée lors des plus hautes marées et émergée lors des plus basses. Également connu sous le nom de zone de balancement des marées, l’estran constitue un biotope spécifique aux caractéristiques physiques et chimiques relativement uniformes, propices au développement des principaux arbres constitutifs de la mangrove, les palétuviers. Près de cent espèces différentes de palétuviers ont été répertoriées en Amérique, en Afrique et en Asie. Toutes sont dotées de capacités d’adaptation à une salinité élevée, à l’immersion de leurs racines et à la faible oxygénation du sol due à la vase. Ainsi, là où les Rhizophora présentent des tiges qui s’ancrent directement dans la vase, les Ceriops ont au contraire des racines émergentes semblables à des échasses disposées en arceaux qui leur permettent de s’élever au-dessus du niveau de l’eau. Chez les Avicennia, des tiges verticales, nommées pneumatophores, sont dotées de petites fentes qui s'ouvrent à marée basse pour permettre la respiration. Mais la mangrove est un écosystème complexe et diversifié qui croît en symbiose avec d’autres essences végétales que les palétuviers, telles que, à Sumatra, le noni ou le palmier nipa. Ces arbres s’épanouissent dans les mêmes conditions que les palétuviers et enrichissent l’écosystème de mangrove d’une diversité d’essences essentielle à son équilibre.
Multifonctionnelle, la mangrove fournit une grande variété de bénéfices
La mangrove est vitale pour la biodiversité et les communautés locales. Multifonctionnelle par nature, elle fournit de nombreux services écosystémiques, tant sur le plan environnemental que socio-économique.
Grâce à la rapidité de croissance des palétuviers et à l’importance de leur biomasse, la mangrove est un puits de carbone qui peut stocker jusqu'à dix fois plus de CO2 par hectare que les forêts terrestres. Elle séquestre ainsi environ 10% des émissions carbone mondiales, bien qu’elle ne représente que 1% de la surface des forêts tropicales, et contribue directement à l’atténuation du changement climatique.
Véritable niche écologique dont les conditions et les ressources sont absolument nécessaires au maintien des espèces qu’elle abrite, la mangrove est l’habitat de nombreux organismes animaux et végétaux, qu’ils soient terrestres ou sous-marins. Parce qu’elle est un écotone, autrement dit une zone de transition entre deux écosystèmes, elle est particulièrement propice à la création de corridors biologiques, ces milieux qui relient fonctionnellement entre eux différents habitats vitaux pour une espèce. Ainsi, environ 80% des espèces animales marines de l’océan Indien trouvent refuge dans les mangroves au cours d’une étape de leur vie. Les entrelacs racinaires des palétuviers servent autant de frayères (lieux de reproduction) que de pouponnières pour des centaines d’espèces de crevettes, de crustacés et de poissons.
Le système racinaire de la mangrove lui confère également un rôle primordial dans la préservation des sols et des ressources en eau. Grâce à leurs racines, les palétuviers fixent en effet les sols instables dans lesquels ils croissent, et limitent dès lors l’érosion littorale et l’élévation du niveau de la mer. Ils absorbent une partie des débris et des polluants organiques, tels que le phosphore et l’azote, qui sont déversés dans les rivières ou transportés par les courants marins. Ils peuvent même avoir un rôle dans la dépollution des eaux usées domestiques.
Grâce à sa densité, la mangrove constitue un rempart pour protéger les territoires contre les aléas climatiques, et agit ainsi comme une zone tampon en brisant les vagues et en atténuant la puissance des bourrasques. Le 26 décembre 2004, un séisme sous-marin se produit au nord de Sumatra et entraîne un tsunami qui se propage de l’Asie du Sud à l’Afrique de l’Est. Suite à la catastrophe, des études conduites dans le cadre du troisième Symposium sur les zones humides asiatiques ont démontré que les littoraux qui bénéficiaient de barrières naturelles intactes, et notamment de mangroves, avaient été moins impactés par les vagues.
Riche en ressources précieuses et notamment halieutiques, médicinales, forestières, fruitières et mellifères, la mangrove est essentielle aux populations locales ainsi qu’à leurs activités économiques. Elle alimente la pêche et le commerce local, fournit du bois issu de ses arbres morts pour le chauffage et la construction, des fibres et de l’encre pour la création de textiles, des fruits et du miel issu de ses fleurs et même des remèdes médicinaux. La mangrove contribue ainsi aux moyens de subsistance, à la santé et à la sécurité des communautés côtières.
Un macaque crabier juché sur un palétuvier Utilisation d'un piège à crabes en bambou dans la mangroveA Sumatra, la mangrove disparaît face à la pression anthropique
Pays du monde le plus touché par la déforestation, l'Indonésie voit sa forêt disparaître deux fois plus vite qu’en Amazonie : l’équivalent de la surface d’un terrain de foot est détruit toutes les six secondes. La mangrove, en particulier, est l’écosystème forestier qui disparaît au rythme le plus alarmant. Si la province de Sumatra du Nord comptait 200 000 hectares de mangroves en 1987, il en reste aujourd’hui moins de la moitié avec seulement 83 000 hectares. Dans la province d’Aceh, la mangrove a en outre été fortement dégradée par le tsunami de 2004. Le changement d’usage des terres et la dégradation forestière sont les principales causes de la disparition de la mangrove à Sumatra. Les forêts de palétuviers tendent à être remplacées par des monocultures de palmiers à huile ou des étangs d’aquaculture intensive, quand elles ne sont pas coupées illégalement pour la production de charbon de bois.
L’huile de palme, cette huile végétale extraite de la pulpe des fruits du palmier à huile, se trouve encore massivement dans les aliments transformés de l’agro-alimentation. Aujourd’hui, environ 85 % de la production mondiale d’huile de palme provient des plantations indonésiennes et malaisiennes. Elle est directement responsable de la déforestation, puisque les plantations de palmiers à huile se font au détriment des écosystèmes forestiers naturels, et notamment, sur les littoraux de Sumatra, des mangroves. Encouragés par les banques qui proposent des assurances plus intéressantes pour les terres agricoles dotées de palmiers à huile, les villageois en plantent de plus en plus sur les littoraux de Sumatra, bien que l’arbre soit inadapté au pH et à la salinité des sols côtiers et ne leur apporte pas de revenus complémentaires. Quant aux compagnies industrielles en recherche de parcelles pour la plantation de palmiers à huile, elles disposent de techniques pour adapter les sols littoraux à cette culture, notamment par la création de canaux d’eau douce en lieu et place des écosystèmes naturels de mangroves.
A Sumatra, les palétuviers sont également abattus pour laisser place à des bassins d’aquaculture intensive, notamment pour l’élevage de crevettes. Ces étangs sont rentables quelques années, puis voient leur productivité décroître et sont abandonnés en l’état. D’autres zones sont alors déforestées un peu plus loin. Directement responsable de la déforestation, cette pratique contribue également à la pollution des nappes phréatiques, rendues inutilisables à cause de l’infiltration de l’eau salée et polluée par les antibiotiques.
La production de charbon de bois issu de la mangrove, principalement à des fins d’exportation vers l’Europe et le Japon, est également à l’origine de coupes illégales au sein de ces écosystèmes pourtant protégés aujourd’hui par le gouvernement indonésien.
Le fruit du palmier à huile Mangrove déforestée à Cinta Raja, SumatraDes projets régénératifs pour restaurer la mangrove de Sumatra
L’engagement de Reforest’Action en Indonésie remonte à 2017. Dans l’objectif de restaurer et étendre la mangrove native de l’île de Sumatra afin d’en protéger les littoraux et de sécuriser les activités économiques liées à celle-ci, un partenariat durable est noué, cette année-là, avec l’ONG locale Yagasu. Depuis l’automne 2021, Reforest’Action étend son spectre d’action en finançant un second projet de restauration de la mangrove à Sumatra, conçu pour durer trois ans et porté par l’ONG Yakopi.
Cinq ans d’action pour les mangroves aux côtés d’acteurs locaux
« A Sumatra, nous travaillons avec deux acteurs locaux », développe Martín, coordinateur des projets Reforest’Action en Asie. « D’une part, Yagasu, qui est une ONG riche de plus de vingt ans d’expérience dans la restauration d’écosystèmes, l’amélioration des moyens de subsistance et l’intégration des communautés locales. D’autre part, Yakopi, qui est une ONG récemment créée et composée d’une équipe jeune et très motivée. Nous avons sélectionné ces deux projets en accord avec notre cahier des charges, non seulement parce qu’il s’agit de programmes très qualitatifs en termes de restauration de la mangrove et de préservation de la biodiversité, mais aussi parce qu’ils incluent tous deux un volet dédié au développement économique des populations. Ces projets régénératifs sont ainsi propices à mobiliser durablement les communautés. »
La restauration des écosystèmes de mangrove dans le cadre de nos projets vise à restituer et augmenter leurs services écologiques, qui sont aujourd’hui dégradés et ne contribuent plus au bien-être des populations. Au-delà de la seule plantation de palétuviers, de nombreuses activités se déploient ainsi autour des projets conduits sur le terrain par Yagasu et Yakopi, pour valoriser les ressources environnementales de la mangrove, génératrices de revenus pour les communautés locales.
« Un projet régénératif vise, au-delà même de la restauration d’un écosystème donné, à permettre à cet écosystème de réaliser à nouveau sa multifonctionnalité, c’est-à-dire la grande variété de bénéfices environnementaux et socio-économiques qu’il produit pour les communautés locales », poursuit Martín. « Les activités de restauration de la mangrove déployées dans le cadre de nos projets à Sumatra sont ainsi étroitement liées aux activités socio-économiques des populations et leur permettent d’atteindre la durabilité en termes de renouvellement des ressources et de leurs moyens de subsistance. De tels projets permettent dès lors d’assurer la pérennité des écosystèmes de mangrove restaurés puisque les populations trouvent un intérêt direct à leur protection. »
Depuis 2017, grâce au soutien de Reforest’Action, Yagasu a restauré 415 hectares de mangroves au sein des provinces de Sumatra du Nord et d’Aceh. De son côté, Yakopi, financé par Reforest’Action depuis 2021, a pour objectif de restaurer 481 hectares d’ici 2024 au sein de ces mêmes provinces. En parallèle, les deux organisations multiplient les ateliers de sensibilisation auprès des communautés locales et développent différentes filières économiques qui valorisent les ressources naturelles de la mangrove, telles que la production de batik et de sucre de palme, ou encore la pratique de la sylvopêche.
Parcelles de plantation de palétuviers à Cinta RajaLes communautés locales s’engagent pour réhabiliter la mangrove
Concrètement, sur le terrain, les projets conduits par nos partenaires locaux s’appuient sur la mobilisation des populations. De la collecte des propagules à leur mise en germination au sein de sachets, de l’entretien des plants au sein des pépinières à leur plantation sur les plages et dans les deltas – les villageois sont acteurs à part entière de la restauration des mangroves. Rencontré en bord de rivière, à Seuneubok Peusangan, Ismael consacre, ce jour-là, sa matinée à la plantation de palétuviers aux côtés de Yakopi. « Je me suis intégré à l’équipe de plantation avec l’espoir que notre mangrove puisse enfin se régénérer et accueillir de nombreuses espèces de poissons. Autour de moi, j’essaie de partager ma motivation, pour que de plus en plus de villageois s’engagent dans la restauration. » Alini, qui nous accueille au village de Rantopanjang, participe quant à elle aux travaux des pépinières pour le projet de Yagasu. « Je collecte les propagules, je les place au sein des sachets puis j’en prends soin pendant environ trois mois. Je reçois un salaire pour ce travail et cela me permet d’augmenter les revenus de mon foyer. » Que ce soit en termes de création d’emplois ou de génération de revenus complémentaires grâce aux activités économiques issues de la mangrove, 29 villages ont bénéficié du projet porté par Yagasu depuis 2017, et 8 villages de celui porté par Yakopi depuis 2021.
Bouquet de palétuviers au sein de la pépinière de Pasar RawaL’expertise terrain de Reforest’Action pour renforcer la mise en œuvre des projets
Parce que tout projet de restauration d’écosystèmes n’a de sens que s’il est correctement mis en œuvre et apporte réellement les bénéfices attendus, Reforest’Action attache une importance primordiale au suivi et à la mesure des résultats et des impacts des projets dans la durée. « Sur le terrain, la valeur ajoutée de Reforest’Action auprès de nos partenaires opérationnels, tels que Yagasu et Yakopi, repose sur deux piliers : le monitoring et l’évaluation d’impact », détaille ainsi Martín. « Au travers de missions d’audit, nous réalisons le suivi des activités conduites dans le cadre du projet et nous mettons en exergue les axes d’amélioration. Nous mesurons également les impacts concrets du projet, notamment en termes de développement de la biodiversité, de stockage du carbone et de retombées économiques pour les communautés locales. Pour ce faire, nous avons des Project Officers localisés partout dans le monde, spécialisés en foresterie, qui se déplacent sur les projets les plus proches d’eux pour effectuer les audits. Ici, en Indonésie, notre Project Officer s’appelle Ade. C’est un jeune professionnel basé à Jakarta, brillant et motivé, qui a réalisé sa première mission d’audit pour Reforest’Action à Sumatra. »
Martín, coordinateur des projets Reforest'Action en AsieLa mission d’audit conduite à Sumatra en octobre 2022 par Martín et Ade est ainsi l’occasion d’observer, au sein d’un échantillon de parcelles, la croissance des palétuviers, leur densité de plantation, leur taux de survie, et d’autres indicateurs témoins du bon déroulement des projets de restauration, tels que la présence de la biodiversité. « Les premiers arbres plantés à Sumatra en 2017 grâce au financement de Reforest’Action sont aujourd’hui presque à un stade adulte. Ils ont recréé un écosystème forestier à part entière, plein de vie et de ressources pour les communautés locales, là où il n’y avait plus rien cinq ans auparavant », témoigne Martín en arpentant ces parcelles historiques, où la mangrove a repris ses droits. Concernant le développement de la biodiversité, l’évidence se trouve effectivement sous nos yeux : les parcelles restaurées regorgent déjà de vie animale et nos pirogues croiseront le vol furtif du martin pêcheur à dos bleu et du grand héron blanc, les minauderies du très rare singe à feuille argentée, ainsi que la nage discrète de nombreux crabes, poissons et méduses abrités par les grandes racines en échasse de la mangrove.
Premières parcelles restaurées par Reforest'Action en 2017En échangeant avec les équipes de Yagasu et Yakopi, ainsi qu’avec les villageois engagés dans les projets, Martín évalue également leur durabilité, afin de s’assurer de la protection, sur le long terme, des écosystèmes régénérés. « Un autre aspect primordial de ces projets est la conservation des mangroves restaurées, puisque sans actions de conservation, cette restauration ne pourrait pas être durable. » A l’issue de l’audit, Martín et Ade produiront un rapport destiné à rendre compte des réalisations des projets et leurs axes d’amélioration, afin d’en garantir la meilleure mise en œuvre possible.
A Sumatra, les villageois renouent avec les bénéfices de la mangrove
Immergés au cœur des paysages noirs de marécages, portés par les courants fluviaux qui vont droit vers le détroit de Malacca, nous sommes allés à la rencontre de ceux qui vivent de la mangrove et qui œuvrent ensemble pour la restaurer. Sur le terrain, les villageois sont prompts à partager avec nous leurs témoignages. Nous avons recueilli le récit de leurs plus belles réussites pour réhabiliter la mangrove au cœur de leur quotidien.
Un village contre les palmiers à huile
Au petit village verdoyant de Pasar Rawa, sous l’auvent d’un pavillon en bois récemment construit en bord de rivière pour accueillir les activités communautaires, les villageois se réjouissent. Trois années de lutte contre la plantation illégale de palmiers à huile sur leurs terres s’achèvent enfin par une victoire. En 2019, l’entreprise de production d’huile de palme PT Sumber Hasil Prima fait irruption à Pasar Rawa sans autorisation officielle. Afin d’installer des palmiers à huile, la compagnie déforeste, du jour au lendemain, 138 hectares de mangroves situées sur des terres villageoises. Soutenue par notre partenaire Yagasu, la communauté se mobilise et avertit le gouvernement. Celui-ci fait alors intervenir la police forestière indonésienne pour constater l’occupation illégale des parcelles par la compagnie ainsi que la déforestation de la mangrove qui s’y situait à l’origine. L’entreprise PT SHP est alors contrainte de quitter les lieux en abandonnant derrière elle des terres fortement dégradées, qui sont restituées aux villageois. Aujourd’hui, grâce au soutien apporté par Yagasu et grâce au financement de Reforest’Action, la mangrove a repris ses droits autour de Pasar Rawa. Au sein de ce village qui compte à peine un millier d’habitants, plus de 300 d’entre eux sont engagés au sein du projet de restauration de la mangrove – un nombre qui ne cesse d’augmenter chaque année depuis 2019. Récompensée par le prix national de l’environnement, la communauté a reçu la visite, en 2021, de Eko Sri Haryanto et du docteur Sumarlan, tous deux issus du Ministère des villages, du développement des régions défavorisées et de la transmigration de la République d'Indonésie, venus féliciter personnellement les villageois de leur combat en faveur des mangroves.
Parcelles de restauration de la mangrove à Pasar RawaLes palétuviers en couleurs
Les habitants de Pasar Rawa se tournent à présent vers la préservation des mangroves qui entourent le village, et intègrent leurs ressources naturelles au cœur de leur quotidien. Accompagnés par Yagasu qui fournit le matériel et prodigue les formations, des groupements de femmes s’initient à la production de batik, une encre issue des branches de palétuviers pour teindre les étoffes traditionnelles locales. Sous le pavillon en bois situé au bord de la rivière, nous rencontrons Hamidah, formatrice pour la production de batik dans la région de Pasar Gebang. Penchée au-dessus d’une cuve en étain dans laquelle mijote l’encre sombre, elle prend le temps de nous expliquer son processus de création. « Nous récoltons des branches mortes de palétuviers au sein de la mangrove, puis nous les étuvons avec de l’eau bouillante jusqu’à ce qu’un liquide coloré en dégorge. C’est cette encre, bleue ou brune selon l’essence de l’arbre, que nous utilisons ensuite pour colorer les motifs que nous avons d’abord dessinés et fixés à la cire sur des tissus. Puis il faut verrouiller la couleur grâce à un mécanisme de fixation, afin que la teinture au batik ne s’estompe pas avec le temps. » A Pasar Rawa et dans plusieurs villages environnants, une véritable filière économique se développe à présent autour du batik, comme en témoigne encore Hamidah, fière que les tissus soient vendus aux clients de passage.
Teinture à l'encre de batik à Pasar RawaDes abeilles pour la mangrove
A une quarantaine de kilomètres plus au nord, le village de Lubuk Kertang détient également une histoire de résilience au cœur de la mangrove. Nous sommes accueillis par Zul, chef de village, et Ali, apiculteur, qui nous emmènent dans un petit jardin luxuriant et savamment aménagé. « Quand nous étions plus jeunes, le village était cerclé par la mangrove et regorgeait d’abeilles », racontent-ils. « Mais depuis 2006, presque toutes les forêts ont été converties en cultures de palmiers à huile, et les abeilles ont complètement disparu. » Profondément désorienté par la perte du paysage de son enfance, Zul décide de s’engager, en 2017, dans le projet de restauration de la mangrove conduit par Yagasu. En parallèle, il réfléchit à un moyen de faire revenir les abeilles perdues pour que sa communauté puisse bénéficier à nouveau de leur miel. En utilisant une souche morte de palétuvier, il crée les conditions pour qu’une ruche s’y établisse, et plante, aux portes de sa maison, un jardin riche en biodiversité végétale. Ali, l’apiculteur, se charge alors de recueillir une reine au sein de la mangrove voisine. Le reste de la colonie ne tarde pas à la suivre. Ainsi naît la première ruche de Lubuk Kertang depuis plus de quinze ans. Si, pour l’heure, le miel produit est issu des fleurs du jardin de Zul, l’ambition est bel et bien de transplanter cet écrin floral au sein de la mangrove régénérée à proximité du village. Parce que les palétuviers ne fleurissent qu’une ou deux fois par an, selon leur essence, les fleurs du jardin permettront aux abeilles de rester sédentaires et de ne pas aller chercher plus loin leur nectar, tout en pollinisant les fleurs d’Avicennia et de Rhizophora lorsqu’elles apparaissent, en février, en juin et en octobre. « La mangrove est source de vie », rappelle Zul, « mais aussi de revenus économiques pour nos communautés. » Aujourd’hui, le miel récolté par Ali est vendu au sein des petites échoppes de Lubuk Kertang. Demain, le village espère que les abeilles pourront retrouver un foyer durable au cœur de la mangrove.
Ali, apiculteur de Lubuk KertangL’océan a des racines
Située au nord de l’île de Sumatra, la province d’Aceh a été durement touchée par le tsunami de 2004. Ici, à Rantopanjang, les villageois parlent du raz-de-marée comme d’un événement qui a radicalement coupé la temporalité de leurs vies en deux. « Il y a eu un avant et un après », témoigne Mukhtar, un villageois d’une cinquantaine d’années, engagé dans le projet de reforestation auprès de Yagasu. « Quand j’étais plus jeune, les forêts de mangrove étaient très denses et luxuriantes autour de Rantopanjang. Mais le tsunami a tout dévasté. Le climat a changé après la disparition des arbres. La mangrove avait un rôle clé pour rafraîchir les températures et empêcher les plages de s’éroder. Aujourd’hui, l’abrasion côtière est massive, et c’est pour cette raison que je me suis lancé dans la plantation de palétuviers. » Depuis le tsunami, le climat s’est effectivement modifié à l’échelle locale. Les mangroves littorales emportées par les vagues étaient précieuses pour la séquestration du carbone atmosphérique et le maintien des sols de la région. Bien que leur barrière naturelle ait joué un rôle de protection pour les villages côtiers, leur destruction a entraîné l’accroissement des épisodes d’inondations du fait de l’érosion des littoraux et de l’intensification des pluies. Le nord de Sumatra est aujourd’hui d’autant plus vulnérable aux aléas climatiques, en particulier durant la saison humide, qui court d’octobre à avril.
Mais, poursuit Mukhtar, un autre fléau est responsable de la destruction des mangroves survivantes au tsunami : la multiplication, depuis une dizaine d’années, de la création d’étangs d’aquaculture intensive. Sources de revenus immédiats pour les communautés, ces étangs artificiels, installés en lieu et place des forêts naturelles de mangroves, ne sont toutefois pas pérennes. Lorsque leur productivité décroît, ils sont abandonnés en l’état, et leurs eaux infiltrées d’antibiotiques contaminent tout l’écosystème environnant. « Alors que la mangrove, elle, est un refuge naturel pour de nombreuses espèces de crabes, mollusques, crustacés et poissons », explique Mukhtar. Grâce au projet financé par Reforest’Action, les villageois de Rantopanjang ont pris conscience de l’impact néfaste des étangs intensifs et s’engagent aujourd’hui pour la réintroduction de la mangrove et la création, en son sein, d’étangs organiques de sylvopêche qui valorisent la richesse naturelle de la mangrove en biodiversité. Convaincu que de telles pratiques de pêche durable seront plus bénéfiques à long terme pour la sécurité alimentaire du village et l’économie locale, Mukhtar se réjouit : « La production de poisson a augmenté de 30% en trois ans grâce à la restauration de la mangrove. Nous avons beaucoup à gagner en protégeant nos forêts. » Redonner des racines à l’océan – tel est le projet de Mukhtar pour nourrir la communauté, et permettre au village de retrouver son paysage d’antan.
Mukhtar, engagé dans la restauration de la mangrove à SumatraLa sève sucrée des palmiers
Présent naturellement au sein de la mangrove, en association avec les différentes espèces de palétuviers, le palmier nipa recèle une ressource méconnue que les habitants du village d’Abeuk Geulanteu ont découverte grâce au projet conduit par notre partenaire Yakopi. De coutume, ce palmier, qui est le seul de son espèce à pouvoir croître dans l’eau, était utilisé pour créer des toits en fibre végétale. Mais cette pratique exigeait la coupe complète de l’arbre, participant dès lors à la déforestation au sein des écosystèmes de mangrove. Dans l’optique de conserver l’intégrité des forêts, Yakopi réfléchit à une solution pour que les communautés locales continuent à intégrer le nipa à leur économie sans toutefois passer par la coupe des palmiers, précieux pour le maintien des sols vaseux qu’ils contribuent à fixer grâce à leurs racines. C’est ainsi que se répand, au sein des villages associés au projet, la production de sucre de palme, issu de la sève du nipa.
Particulièrement prolifique, chaque tige de nipa peut sécréter jusqu’à un litre de sève par jour. Là où seuls les singes des mangroves se délectaient de ce précieux nectar, à l’aube, avant le réveil des villageois, c’est désormais tout le village d’Abeuk Geulanteu qui se mobilise dans sa récolte. Le processus est simple et renouvelable : il s’agit d’abord de secouer la tige porteuse du fruit pour condenser la sève à son extrémité, puis de récolter le fruit et recueillir la sève de la branche grâce à un petit sachet. Celle-ci, qui présente une texture lactée au goût de noix de coco, peut être consommée directement comme boisson énergisante. Elle peut également être cuite afin d’en extraire un sucre naturel, riche en sels minéraux et doté d’un index glycémique particulièrement bas, utilisé pour la cuisine ou vendu sur les marchés locaux. Le fruit est lui aussi consommé par les villageois et participe à leur sécurité alimentaire. Pouvant être conservé à température ambiante pendant un an, le produit attire aujourd’hui les consommateurs locaux, mais également, de plus en plus, à l’étranger. Parce que la fabrication de sucre de nipa n’implique pas de couper le végétal qui le produit, elle consiste en une alternative durable à la production de sucre de canne. Aujourd’hui, grâce à cette filière économique, les villageois bénéficient d’un revenu complémentaire et la valeur de ces arbres a été multipliée – leur offrant dès lors la garantie de leur protection et de celles des mangroves qui les abritent.
Récolte et cuisson de la sève de nipa pour la fabrication de sucreLeur avenir s’appelle mangrove : protéger, conserver, sensibiliser
Afin d’assurer la pérennité des écosystèmes de mangrove à Sumatra, la régénération des forêts disparues ne suffit pas. Il s’agit également de protéger les écosystèmes restaurés et encore existants afin de prévenir toute déforestation future. Ces actions de conservation impliquent notamment de sensibiliser les communautés locales qui sont les mieux à même de les préserver.
Des règlements de conservation de la mangrove à l’échelle locale
Conscientes du manque de régulation à l’échelle locale pour dissuader les coupes illégales au sein de la mangrove, les autorités du village de Sungai Pauh, situé dans la province d’Aceh, se sont tournées vers Yagasu pour la co-rédaction d’un règlement. Parce que la police forestière du gouvernement n’a pas les moyens de déployer une surveillance permanente à l’échelle locale, il est essentiel que chaque village se dote d’une réglementation stricte pour protéger la mangrove. Ce texte, fruit de plusieurs années de travail, est entré en vigueur en octobre 2022, et a été porté à la connaissance de tous les villageois qui se doivent de le respecter, sous peine de s’acquitter d’une amende et de financer la plantation de 100 nouveaux palétuviers pour chaque arbre coupé. A présent qu’un tel code de conservation de la mangrove existe à Sungai Pauh, l’objectif est de l’étendre à d’autres villages de la province d’Aceh, pour que la préservation des forêts devienne la norme et que les communautés locales en soient les garantes. En parallèle, le village, qui a bénéficié d’un programme de restauration de la mangrove déployé sur 73 hectares grâce au financement de Reforest’Action, est sensibilisé par Yagasu aux bénéfices économiques que peut pourvoir la mangrove en-dehors de la coupe des arbres pour la production de charbon de bois.
Parcelle de restauration de la mangrove à Sungai PauhPatrouille villageoise dans la mangrove
Fondée par Yagasu, la Mangrove Patroll Team mobilise des villageois volontaires pour arpenter la mangrove et reporter toute activité de déforestation. « Cette patrouille, entièrement bénévole, est essentielle pour protéger la mangrove à Sumatra et veiller au bon respect de la loi, tant nationale que locale », explique Anton, responsable du programme de restauration conduit par Yagasu. Grâce au financement de Reforest’Action, l’ONG propose des formations aux villageois pour les impliquer dans la surveillance de la mangrove afin de réduire la déforestation. « L’objectif de la patrouille n’est bien sûr pas d’attraper les voleurs de bois et de les conduire en prison, mais de signaler toute activité de coupe au sein des mangroves afin que les autorités locales puissent sanctionner les coupables. » Au-delà de la patrouille, la conservation de la mangrove passe aussi, et surtout, par la sensibilisation des communautés. En expliquant aux villageois que des écosystèmes de mangrove en bonne santé sont naturellement riches en poissons et en crabes, et peuvent leur permettre de se nourrir sans aller pêcher plus loin dans le détroit de Malacca, Yagasu leur donne une bonne raison de préserver ces écosystèmes. « Nous devons sensibiliser les communautés à l’importance de changer leurs habitudes », poursuit Anton. « La coupe des palétuviers pour transformer le bois en charbon est encore très présente dans les mœurs, alors qu’elle nuit directement à la productivité de la pêche, puisque sans mangrove, il n’y a plus de poissons. »
Anton, superviseur de la Mangrove Patroll TeamGénération restauration : s’engager pour la mangrove
C’est ainsi que nos partenaires déploient des ateliers de sensibilisation à destination des écoliers et des lycéens, qui seront, demain, les premières sentinelles de la mangrove. A Paya Pasir, petite localité proche de Medan, capitale de la province de Sumatra du Nord, un centre aéré a été aménagé au bord de la rivière pour accueillir les plus jeunes à la sortie de l’école. Cueillis par l’orage de fin de journée, nous ôtons nos chaussures pour fouler le sol du petit bâtiment en bois, arpenté par les chats. Là, autour de tables basses sur lesquelles sont disposées des feuilles de palétuviers, les enfants apprennent à reconnaître les différentes espèces d’arbres qui composent la mangrove.
A Dogang, quelques jours plus tard, une journée de sensibilisation à la prévention des catastrophes naturelles est organisée pour les étudiants du lycée Al-Azhar de Medan. Aux discours des professeurs et des intervenants de Yakopi et de Reforest’Action, qui développent les qualités de barrière naturelle de la mangrove contre les aléas climatiques, se couple un atelier de plantation de palétuviers. Pieds nus sur le sol glissant, les lycéens apprennent à enfouir la longue tige ligneuse des palétuviers jusqu’à ce que celle-ci s’enracine dans la vase.
Lorsque nous demandons à Rumini, habitante de Pasar Rawa depuis sa naissance, si elle pense que ses enfants et ses petits-enfants protégeront la mangrove qu’elle a contribué à restaurer, elle nous répond avec fermeté : « Oui, c’est une obligation. Ma famille et toute la communauté de Pasar Rawa continueront à préserver la mangrove afin qu’il y ait à nouveau des forêts partout autour de notre village, comme dans mon enfance. Notre mère nature sera restaurée et ce sera très beau de retrouver ces arbres qui nous sont chers. Nos moyens de subsistance s’amélioreront et nous pourrons enfin respirer librement. Je souhaite à mes descendants de vivre en harmonie avec la mangrove, et de toujours lui rester reconnaissante. »
Nous n’aurions pu rêver meilleure conclusion à notre mission, au cœur de la mangrove régénérée de Sumatra.